Presentation

Autour d'une question

Les Textes

 

 

 

 

Ma maison est ma nation qui est la maison du monde entier

Karsa welet Elghelas

 

Propos recueillis en touareg par Hawad en février 1995 à Ouagadougou.

Karsa est originaire de l'Adagh et réside à Ouagadougou depuis de nombreuses années. Elle est mariée à un Burkinabé et mère de plusieurs enfants. Elle est quadragénaire.

 

Dans ma maison, la paix et le bien

Pour moi, ma maison représente ma nation et la maison-nation touarègue est la maison de tous. Quiconque rentre dans ma maison trouvera la paix et le bien. Il aura mes biens et ses biens seront ma force.

Et la force de toute personne qui rentre dans ma maison et dans mon campement, c'est qu'il devient mon frère. Je ne fais aucune différence : Songhay, Haoussa, Peul, Touareg, Arabe, Bambara et tout être humain qui entre dans ma maison est semblable à moi et à mes frères.

Même mes ennemis et ceux de ma nation, une fois qu'ils rentrent dans ma maison je les accueille, je les protège et je les soigne jusqu'au jour où ils me quittent. Ce fait et cette hospitalité, même mes ennemis et ceux qui tuent mes frères, s'ils rentrent dans ma maison, les trouveront aujourd'hui. Tout homme, pour nous les Touaregs, qui est entré dans nos assiettes est devenu notre frère et trouvera parenté, fraternité et protection, car pour nous, la guerre ne se fait pas dans les maisons mais à l'extérieur, dans la plaine.

L'intérieur des tentes et de nos récipients appartient à la fraternité et à l'humanité, c'est ainsi la tradition chez nous les Touaregs.

Pour nous, la guerre et la haine se font en dehors de notre espace, et jamais sous les bagages, lieu qui est pour nous celui de la fraternité, des humanités et non la place des vilenies et de la sauvagerie.

Cette coutume, cet idéal, j'en suis détentrice et je sais que nous, les Touaregs, nous les avons hérités de nos ancêtres. Si demain le projet de reconstruction de notre nation voyait le jour, c'est cet esprit que je voudrais que tous mes frères de la nation touarègue perpétuent.

 

Tout jeter sauf le côté généreux de nos traditions

A mes frères qui combattent pour construire notre nation, je souhaite demain de garder cette tradition de nos ancêtres et de répandre un savoir, une raison et des humanités nobles et élevées qui respectent nos traditions, celles qui ouvrent nos tentes et notre pays à tout homme qui vient à nous et cherche protection, hospitalité et aide. Car moi, je considère l'identité culturelle d'un homme comme quelque chose de sacré, il n'est pas normal qu'elle s'effondre ou soit enterrée au nom d'une haine ou d'un quelconque mirage moderne.

Nous pouvons jeter toutes nos traditions et toutes nos valeurs sauf leur côté généreux, je veux dire la dignité que l'on accorde même à l'ennemi ou à l'hyène quand ils rentrent dans nos maisons. Alors, ils deviennent ceux que l'on doit préserver, ceux qui méritent le respect, la dignité, la paix, l'hospitalité noble comme celle que tu t'octroies à toi-même. C'est ce pan de nos traditions qu'il ne convient pas d'enterrer demain au nom d'aucune illusion, ni aucun paradis.

Quand les Touaregs abandonnent leur identité (temusa), ils deviennent des morts vivants.

Ma maison-pays de ma nation (éhan akal-in n tumast-in) est le carrefour de toute l'humanité, car pour moi tout être humain qui vient à moi m'amène un objectif et un point de vue que moi, maison-carrefour, je redistribue et fusionne avec mon identité, et qui me sont bénéfiques.

Le caractère, la culture et le savoir des hôtes qui viennent dans ma maison, je les accepte et je les saisis, et ils deviennent pour moi une lumière qui attise celle des Touaregs de ma nation.

 

Une nation comme un carrefour pour toute l'humanité

Mon cur est pour moi ma maison, c'est la nation touarègue. Alors je voudrais que nous, les Touaregs, on reconstruise une nation comme celle que nous étions jadis. Une nation qui considère son cur-tente comme un carrefour pour toute l'humanité du monde. Un de nos proverbes dit : "Si tu veux les hommes, donne tes surs."

Celui qui n'a pas d'enfants ne vit pas. Nous, tout ce que nous avons pratiqué comme générosité et dignité en dépassant l'ennemi en humanité, tous ces actes, je voudrais que demain ils soient les petits-enfants de la nation touarègue, celle qui s'annonce pour demain.

L'homme que tu as fait entrer dans ta maison est comme l'homme qui épouse ta sur. Peut-être que demain, quand vous vous rencontrerez, il va te procurer une aide et peut-être que tu ne le penses pas et tu n'en as même pas besoin. Nous les Touaregs, dans nos stratégies et notre politique, même le fou a son rôle à jouer. S'il vient à toi, fais-le rentrer dans ta maison et retiens-le pour bâtir demain avec lui un autre univers. Il y a beaucoup d'éléments dans la vie. Aucun ne ressemble à l'autre et chacun a son rôle et son intérêt. C'est au nom de cette philosophie, de cet esprit, que ma tente, même ici à Ouagadougou, déplacée de son territoire touareg et installée à étranger, je l'ai ouverte à longueur de jour et de nuit à tout le monde, à toutes les nations. Et c'est ainsi que demain je désire ouvrir la nation touarègue, celle que mes frères vont reconstruire. La nation touarègue, je voudrais qu'elle soit comme ma tente ouverte à toutes les nations.

Mon désir, c'est une nation touarègue à nouveau libre et qui ouvre tous les curs-tentes de son pays à tous les vents et peuples de l'humanité.

Mon désir, ce sont mes frères touaregs libérés, qui s'entraident et gardent leur tente ouverte à tous.

Il n'y a pas un être sans avantage pour l'unité du monde. Chaque être a quelque chose et chaque personne amène un pan qui sert à hisser le monde. Aucun être ni aucun acte n'est dénué d'intérêt, chacun amène le bien ou le mal ; c'est ainsi qu'est bâti le monde. Oui, le mal n'est pas une fortune, mais le monde ainsi marche et avance. Notre théorie de la vie, si quelqu'un ou quelque chose nous fait du mal, c'est de regarder à plus tard : on va lui faire du bien et s'il comprend il nous rendra le bien qu'on lui a fait, ceci est bon. S'il nous fait du mal, nous comptons sur le bien qu'un autre nous fera demain.


Nous, les femmes touarègues, il ne nous reste aucune place

De quoi d'autre est fait le monde que du fils d'Adam : l'homme est un produit du mal et du bien. Personne, c'est faux, ne peut rester tout seul. Ainsi, nous les Touaregs, nous pensons que c'est obligé que l'homme ait découvert qu'il a son double ou son triple, son pair. Il n'y a pas un seul homme sans son double ou son triple et si même il existe, il ne peut, pour nous, être quelqu'un d'important.

Même dans nos déserts, le puits qu'on n'utilise pas pour extraire de l'eau et qu'on n'écope pas, à la fin, finit par tarir et mourir, et la terre boit son eau. Voilà notre philosophie, nous, les femmes de la nation touarègue, mais hélas, dans ce monde moderne, nous, les femmes touarègues, il ne nous reste aucune place. Dans ces difficultés que traverse le peuple touareg, dans la lutte par laquelle il cherche à se libérer et à se construire lui-même et son pays, hélas, la femme touarègue n'a pas sa place. Pour la femme touarègue des générations anciennes que je suis moi, les humanités, l'esprit et l'éducation que nous avons hérités de notre nation n'ont pas leur place dans ce monde. Nous n'avons pas de place, mais la femme touarègue, malgré son absence de force et d'assise, continue de résister et tente comme d'habitude de couver son humanité et sa philosophie.

Hélas, la maison-cur du monde-femme touarègue n'a pas sa place en ce monde sans cur large. Aujourd'hui les femmes touarègues qui pensent le monde comme moi sont nombreuses, mais elles se cachent, se mettent en retrait et se taisent, bref elles sont blessées, leur humanité est heurtée, frustrée et elles sont étouffées. La volonté de la femme touarègue en ce crépuscule est tombée, opprimée, périmée, violée, blessée, assassinée. Son regard et ses paysages sont atrophiés, car c'est elle la porteuse du fardeau de sa nation, sa nation qu'on massacre et qu'on chasse, toute une situation mauvaise avec des actes horribles que le peuple touareg traverse. Et c'est nous, les femmes, qui portons le fardeau sur notre dos, car c'est nous qui avons la mémoire et c'est nous qui connaissons l'opposition entre les jours de notre enfance et nos jours d'aujourd'hui. Notre monde, pour nous les femmes qui avons eu une éducation touarègue, est renversé.

Nos surs qui sont des générations nées après nous et qui n'ont pas eu l'éducation touarègue, ont été déracinées de leur identité. Elles sont plus fortes que nous, aptes à épouser le changement et elles nous dépassent, elles peuvent résister à toutes les mauvaises images qui jaillissent à chaque instant du miroir du crépuscule aveugle que leur nation traverse.

Je n'ai pas dit que ces femmes qui ont épousé la métamorphose ne souffrent pas et ne sont pas en difficultés mais elles nous surpassent en résistance, déjà endurcies par le fait de ne pas avoir connu un monde libre, digne, noble comme celui où nous avons grandi nous-mêmes. Bref, la génération des femmes touarègues qui sont nées après nous n'a pas d'autre mémoire ni d'autre souvenir qui les empêche d'affronter leur crépuscule, comme nous qui rêvons d'un passé noble et d'un futur digne.

Les femmes touarègues de ma génération, aujourd'hui, n'ont pas de rôle sauf se recroqueviller sur les regrets car nous n'avons aucun présent. Tous nos curs et têtes sont penchés sur les jours de jadis. Vieilles avant d'attendre la vieillesse et plongées dans un passé sans le cadre d'un présent ni la lumière d'un futur, dans ce monde sens dessus dessous, nous ne pouvons regarder l'envers du miroir du monde, à moins d'épouser la métamorphose. Mais comment épouser la métamorphose, accepter le changement, quand on a vécu et que nous étions fiers de notre existence. L'amertume a tué et tue les femmes touarègues, héritières des valeurs de leur nation.

Je n'ai aucun désir ni vu ni remède pour mon amertume ni celle de mes surs si ce n'est voir demain ma nation renaître, une nation avec des piliers, des piliers forts qui auront des rameaux pouvant abriter de leur ombrage tout lieu.

Cette nation ne renaîtra pas, sauf par l'entente et le partage du fardeau et de la raison, la raison de toute une nation.

 

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