Presentation

Autour d'une question

Les Textes

Partis pour libérer le pays : l'espoir trahi des combattants de base

 

 

 

La révolution trahie

Akli

 

Propos recueillis en juin 1995 en langue française par H. Claudot-Hawad.

Akli est originaire de l'Adagh. Il a une trentaine d'années.

 

Venger mon père

Nous avons toujours nomadisé à cheval sur ce qui est devenu la frontière algéro-malienne, et donc, lors de la rébellion de 1963, nous sommes remontés un peu vers le nord, vers l'Ahaggar, vers Timisaw. Arrivés au puits d'In Uzzal, alors que je n'avais que six mois, mon père s'est fait arrêter (par l'armée malienne) avec plusieurs autres de ses camarades et on l'a fusillé, on les a tous fusillés, avec le bétail, les animaux. Et nous, les femmes, les vieillards, les enfants, on a continué vers l'Ahaggar où on est resté plusieurs années et puis on est redescendu. En redescendant, on est repassé au puits. Là, on a retrouvé les ossements. Cela m'est resté, j'étais encore petit, j'avais peut-être trois ou quatre ans, pourtant je m'en souviens. Il y avait plein d'ossements de vaches, de chameaux, d'os parsemés, c'était une forêt d'ossements. Juste à côté, se trouvait une petite dune d'où paraissaient les cheveux d'un homme qui était sommairement enterré. Vraiment, cela m'a frappé parce que moi je n'avais pas vu les exactions contre mon père et ses compagnons ; seulement je n'avais pas compris pourquoi il n'était pas là Quand j'ai vu, quand on m'a dit que l'homme aux cheveux s'appelait Moussa, ça m'a marqué pour toujours et jusqu'à présent. Donc il s'appelait Moussa et c'était un religieux (aneslim). Par contre, la tombe de mon père, je ne l'ai pas retrouvée. Je suppose qu'il a disparu comme tous ceux qu'ils ont tués. Et donc j'ai vécu dans ce milieu de défaite, de haine envers tout ce qui est pouvoir, Etat Pendant des années, on fuyait le moindre bruit de voiture et même d'avion, on se cachait.

Donc, ma mère et toutes les femmes me disaient : "Ton père est parti en voyage, il va revenir." Un jour, j'ai découvert qu'il était mort Un jour, je me rappelle, c'était l'arrivée des caravaniers du Touat et tous mes camarades avaient reçu des cadeaux. Moi, je n'avais rien et les autres m'ont dit : "C'est normal, parce que ton père est mort." J'ai répondu : "Non, mon père va revenir, je serai comme vous, j'aurais des cadeaux." Alors, j'ai insisté auprès de ma mère, je lui ai demandé : "Où est-il ? Est-ce vrai qu'il est mort ?" Elle m'a dit oui et m'a raconté l'histoire : "Cest le Mali qui l'a tué." Donc, à partir de là, la première pensée dont je me souviens a été de venger mon père, parce que le plus grand mal que j'ai ressenti, c'était de ne pas avoir un père comme le reste des autres garçons. C'était ancré dans ma tête. Ensuite, je suis parti à l'école, j'ai fait des études, mais avec dans ma tête, l'espoir, un jour de pouvoir faire quelque chose pour me venger. En 1981, quand j'ai eu la possibilité de partir comme les autres, quand je suis devenu assez grand, on a accepté de m'acheminer en Libye pour m'entraîner

 

Le mouvement de la renaissance

C'est à partir de là qu'est parti mon intérêt pour suivre un peu les événements. Depuis le début des années 1980, dès 1975, il y a eu un mouvement très important de renaissance, un réseau politique qui travaillait pour "conscientiser" les gens ; ça avait un côté très secret. Il fallait jurer sur le Coran de ne pas dévoiler le secret, on ciblait les gens, pas n'importe qui pouvait y entrer. C'était parti dans l'Adagh et c'était répandu partout où il a des Touaregs, en Algérie, en Libye, etc. A un certain moment, ça a été élargi et c'est devenu possible pour moi et tous les autres jeunes de mon âge de pouvoir entrer et donc, en 1980, j'ai pu avoir accès à ce réseau et assister à des réunions secrètes. Pour moi, c'était normal, c'était en quelque sorte une continuité de ce que j'avais toujours espéré, une concrétisation de quelque chose qui était en moi. Cela a donné une nouvelle direction à ma vie parce que j'étais élève et j'ai décidé de passer en Libye, toujours par le biais du réseau, parce qu'on nous a dit qu'on ouvrait des camps d'entraînement pour pouvoir porter le message de notre peuple toujours en train de subir les conséquences de la défaite de 1963. J'y suis allé dans cette perspective de pouvoir m'entraîner et de revenir au Mali pour combattre auprès des autres pour libérer ­ parce que ma mère nous a toujours présenté l'armée malienne comme des envahisseurs qui sont venus, ont méprisé les gens, les ont tués dans leur propre pays ­ donc je suis parti pour les chasser, pour libérer mon pays, c'était comme ça. J'ai suivi l'entraînement militaire nécessaire pendant six mois et je suis revenu. Là, j'étais complètement accueilli, j'étais dedans, c'était parti.

Depuis 1982, on a dit beaucoup de choses sur le choix du jour J. et la stratégie à adopter : fallait-il commencer par le Niger et ensuite le Mali ou embraser tout le pays en même temps ? Est-ce que ça sera demain, est-ce qu'on est assez entraînés, est-ce qu'on est en nombre suffisant, etc. Là, on se préparait sur le plan psychologique, sur le plan matériel, tout notre travail devait être consacré uniquement à ça. Pour ceux qui travaillaient et gagnaient de l'argent, cet argent devait être mis dans des caisses, ces caisses devaient servir à l'achat des armes, des moyens, des voitures ; pour ceux qui étaient à l'école, il fallait qu'ils continuent à étudier parce que de toute façon on aurait besoin d'eux plus tard. Et ça a été comme cela. J'ai toujours suivi les événements en continuant de lutter de cette manière.

 

Troquer le sang contre le savoir

Une fois arrivés en Libye et avant d'aller dans la caserne, on passait d'abord au bureau politique où on signait une déclaration disant qu'on venait dans le but de libérer notre pays. Il nous était possible de renoncer jusqu'à arriver à la caserne, mais ensuite c'était trop tard. Cette déclaration était pour nous une sorte de contrat moral qui déterminait nos rapports avec les Libyens.

Pourtant, une fois dans la caserne, les Libyens ont voulu rompre ce contrat. D'abord ils ont essayé de "nationaliser" les gens, c'est-à-dire de leur faire prendre la nationalité libyenne. Il y a des gens qui ont refusé et qui ont fait campagne dans la caserne parce qu'ils ne voulaient pas que les Touaregs deviennent libyens et oublient ce pour quoi ils étaient venus et avaient signé ; ceux-là ont été emprisonnés durant tout le temps de l'entraînement. Les autres ont dit : "il va falloir jouer le jeu. En échange de cela, on va s'entraîner, parce que de toute façon les Libyens ne nous feront pas de cadeau" : il fallait "troquer le sang contre l'apprentissage" (as emmeskal n ezni almud).

Nous étions là pour libérer notre pays, le pays des Kel Tamashaq en général. Pour moi peut-être avant d'arriver à la caserne, c'était le pays où mon père était mort, mais arrivé à la caserne, il y a eu les discussions, on s'est rendu compte de la dimension de ce pays, on a rencontré des gens de Tombouctou, de Gao, de l'Aïr, d'Iferouan, de partout. On a commencé à discuter ; on n'était pas directement concernés par la stratégie à adopter mais quand même, en tant que militants, on discutait.

Les instructeurs militaires et les techniciens étaient libyens et tchadiens. Les dirigeants politiques touaregs n'étaient pas avec nous, ils étaient à Tripoli. Ils sont venus une fois. Avec les Libyens et le chef militaire de la caserne, ils ont fait une campagne d'explication ; ils nous ont dit que de toute façon on ne peut pas réaliser cet objectif de libérer le pays pour lequel nous avions signé un engagement. Pour nous, le pays, c'était celui des Kel Tamashaq ; les Libyens, eux, parlaient avant du "grand Sahara arabe", mais là ils ont commencé à nous parler du Mali et du Niger. C'était en 1981. Nous avons été surpris, parce qu'au début, il s'agissait de tout le pays, mais là ils ont utilisé cette terminologie, ils nous ont séparés, ils nous ont dit "écoutez, ce n'est pas possible", ils ont utilisé une métaphore, je me rappelle, de deux seaux lourds qu'on ne peut pas porter tous les deux à la fois, on doit en porter un et revenir ensuite chercher l'autre ; c'est ce qu'on va faire, on va commencer par le Niger, et après on reviendra au Mali". Mais de toute façon, d'après ce que nous avons compris, nous, c'est-à-dire les gens du Mali, nous n'étions pas concernés. Donc, à partir de ce moment là, ils nous ont isolés de ceux du Niger. On a pensé qu'ils allaient les envoyer au front, mais on a appris par la suite qu'il y avait eu des accords entre la Libye et le Niger pour que ces exilés touaregs rentrent au Niger. Et là c'est devenu confus. On commençait à avoir des doutes sérieux sur les intentions véritables de la Libye. C'était une trahison. Certains ont voulu déserter mais c'était très difficile car nous étions dans une caserne isolée en plein désert. Malgré cela notre but était de libérer le pays touareg. Alors on a changé notre position vis-à-vis de la Libye.


L'abandon du projet initial

Les Touaregs ont commencé à reprendre l'initiative parce qu'ils ne comptaient plus sur les Libyens. Je ne sais plus en quelle année, il y a eu un commando "mixte" (avec des Touaregs du côté malien et du côté nigérien) qui a attaqué Arlit, c'était en réalité pour faire avancer cette idée et jusqu'à la signature des Accords de 1991, c'était comme cela, notre stratégie concernait tout le pays touareg. On disait que de toute façon il fallait un Etat touareg où les policiers ne vont pas nous interdire nos activités, où on va pouvoir vivre comme on le veut, comme des Touaregs.

En 1990, j'ai dit à des amis que c'était le dernier soubresaut des Touaregs. Les événements de 1990 étaient une manière de renaître et si jamais cela échouait cette fois-ci, ça serait très pénible. Nous avions très peur de l'échec parce qu'on savait que les conséquences seraient très lourdes sur tous les plans. Donc il fallait faire tout ce qui était possible pour ça réussisse, pour que le projet de rendre aux Touaregs leur pays qui avait été cassé par les Français et par les Etats après l'indépendance aboutisse. Ça a été l'espoir et nous avons toujours continué à agir dans ce sens.

Après la signature des Accords en 1991, il y a eu une première dissidence. Cela nous a fait du mal. Quoi que l'on puisse critiquer dans les Accords, il fallait continuer à adopter une position commune. Même si ce n'était pas la concrétisation du projet initial auquel nous avions cru, pour lequel nous avions souffert. A partir de ce moment -là, il est devenu difficile, pour moi personnellement, de continuer dans cette mouvance, telle qu'elle a été enclenchée par les Accords de 1991. Parce que j'ai vu des gens auxquels j'ai beaucoup cru, des amis, des compagnons, presque s'entre-tuer, s'entre-déchirer, et il m'était très difficile de prendre une position, parce que je pensais qu'ils étaient passés à côté de l'essentiel, c'est-à-dire le peuple, tumast, l'identité. Tumast, cela représente le pays, la langue, les valeurs, le comportement, le fait d'être touareg et tout ce qui en découle. C'est autour de cela qu'il fallait discuter, qu'il pouvait y avoir des divergences et non pas autour de la forme, ce qui a été le cas. Donc, personnellement, j'ai préféré considérer ce qui s'était passé comme une parenthèse dans le combat pour notre identité qui doit continuer.

 

La majorité du peuple n'a pas dit son mot

Le problème est qu'il y a seulement une partie du peuple touareg qui a été impliquée dans l'action armée. La majorité du peuple n'a pas dit son mot sur la conception du projet et les stratégies à avoir. En réalité même si on est parti au début de quelque chose qui existait déjà, d'un mal et de problèmes réels que nous avions, et que tout ce que nous avons fait c'est parce qu'il y avait quelque chose avant nous et qu'il fallait continuer, n'empêche qu'il y a eu quand même une coupure entre nous qui étions dans les casernes en Libye et le peuple, parce qu'en fait notre révolution a été préparée dans l'exil. Ce sont des exilés même s'ils étaient nombreux qui sont revenus. Et là, ça a posé beaucoup de problèmes d'abord parce qu'en fait il y a eu un décalage entre les espérances du peuple et l'issue du combat. Il y a une violence qui a emporté tout le monde, sans que tous puissent réagir et se protéger. Cela a brusqué les gens qui étaient restés, parce que le peuple dans ses souffrances, était resté attaché à la terre, tout en se reconnaissant dans ce projet. Notre but, c'était de le délivrer tout en assurant sa dignité. Il ne fallait pas le brusquer dans ses valeurs profondes, ne pas faire un placage artificiel en lui proposant un projet de société qui fait fi de tout ce qui est authenticité, valeurs traditionnelles, tout ce qui est philosophie touarègue. Et c'est là que je pense personnellement que se trouve l'erreur.

En fait, les gens qui ont négocié n'étaient pas porteurs d'un projet de société qui émanait de la société elle-même. Au début de la lutte, c'était la revendication du peuple, mais c'est une revendication dont ils n'ont pas suivi ni conservé l'esprit, ils n'en savaient pas la valeur, peut-être parce qu'ils étaient coupés depuis longtemps de la terre. En fait, ces gens-là n'ont jamais participé de près ou de loin aux combats, ils sont venus à la dernière minute sans comprendre réellement la profondeur du problème lui-même, son sens profond. L'erreur c'était donc de ne pas harmoniser ce projet de société nouveau avec les réalités quotidiennes, historiques, les réalités du peuple lui-même de manière à l'enraciner, ça n'a pas été le cas. Là encore il y a un potentiel qui n'est pas utilisé, c'est celui du peuple. Il dira un jour son mot parce que jusqu'à présent il ne l'a pas dit.

 

Combattants et négociateurs : des voix discordantes

Il y a eu deux étapes dans le combat : le combat armé mené par les combattants avec à leur tête les chefs militaires qui avaient l'initiative sur le terrain ; et une autre étape à partir du moment où on a voulu négocier. Là ce n'est plus les combattants ou les chefs militaires qui négociaient parce qu'il s'agissait de nouveaux rapports sur le plan politique entre les pouvoirs centraux et les Touaregs et il fallait mettre en valeur les connaissances intellectuelles plutôt que les connaissances de terrain. Alors, on a fait appel aux gens qui étaient censés pouvoir parler avec les pouvoirs et traduire dans un langage théorique, écrit, les aspirations des combattants et du peuple. Ces gens-là n'ont pas été à la hauteur ; il aurait peut-être mieux valu laisser les chefs politico-militaires à la fois combattre et négocier D'où les problèmes actuels de la mauvaise articulation entre les combattants qui continuent de croire en l'action qu'ils ont initié mais qui a été mal traduite par les scolarisés qui ont négocié.

Les combattants, leur tâche, c'était de combattre pour un idéal, de traduire sur le plan pratique ces revendications. Les combattants, même s'ils se sont exilés, sont quand même beaucoup plus proches du pays que les gens qui ont négocié pour eux. Il y aurait eu certainement un rapprochement ou une harmonisation avec les revendications du peuple. Et là je pense que l'essentiel reste encore à faire, continuer la lutte, continuer d'espérer et de penser que même la défaite n'est pas la défaite du peuple en fait mais la défaite de ces points de vue qui ont cru en la volonté du pouvoir de résoudre le problème touareg et qui se sont rendu compte que tout ça ne servait qu'à gagner du temps.


La répression a toujours été la réponse

La répression a toujours été la réponse à la revendication touarègue, à toute tentative de s'affirmer que ce soit à l'époque coloniale ou à l'époque des indépendances. Et la répression en fait n'a jamais cessé. Il n'y a pas eu de moments d'accalmie. Peut-être qu'elle a changé de forme pendant un moment, mais le résultat et le but ont toujours été les mêmes, c'est d'en terminer avec ce peuple, de casser le peuple touareg que ce soit sur le plan physique ou sur le plan culturel, sur le plan de sa civilisation. Là je fais allusion aux problèmes de la famine qui ont été exploités pour en finir avec les Touaregs, aux problèmes de scolarité, de développement, qui ont touché tous les Etats sans exception. Ce sont les politiques qui changent seulement : il y a les politiques qui veulent en finir avec les Touaregs en les intégrant, et d'autres en les faisant disparaître. En fait les Touaregs n'ont pas le choix, il faut trouver un projet de société pour pouvoir continuer à exister, c'est stratégique pour nous ; la répression a toujours existé, peut-être que plus tard, dans l'avenir, ce sera différent, on a appris à se défendre, ce n'est plus comme avant.

On a essayé d'appliquer aux Touaregs l'image qu'on a d'eux, c'est-à-dire des gens qui doivent être comme leurs troupeaux. Dans l'esprit de ces Etats, ils ne pourraient être ni civilisés ni urbanisés, ce sont des gens qu'il faut soit chasser, soit intégrer dans le sens algérien ou libyen du terme, c'est-à-dire en les déracinant. Là aussi, il y a une nouvelle stratégie des Etats face aux Touaregs, dont l'enjeu est la terre. Ce n'est plus comme avant où l'enjeu était l'existence, la survie, maintenant c'est la terre des Touaregs qui est convoitée. Et là aussi la politique des Etats est la même. En les extirpant de leur terre, les Touaregs n'ont plus aucun point d'attache, d'ancrage, ils n'auront plus de revendication pour une terre qui leur est propre.

Par exemple, il s'agit d'implanter au sein même du pays touareg d'autres groupes sociaux qui vont servir de relais aux pouvoirs centraux.

Dans l'Ahaggar, on a installé des groupes tels que les Chaanba et maintenant on installe les Kounta du Mali et du Niger en leur donnant la nationalité algérienne, pour que plus tard les Touaregs n'aient plus de revendication territoriale. Par contre on refuse la nationalité aux Touaregs Kel Adagh qui sont du côté algérien et que l'on chasse actuellement parce qu'ils risquent d'augmenter le nombre des Touaregs qui sont en Algérie. Du côté de la Libye, c'est la même stratégie : dans le sud libyen on installe un million d'Egyptiens sur le territoire touareg ; on crée des déséquilibres démographiques. Au Mali, c'est pareil. Déjà au temps colonial les Français cédaient les terres touarègues aux Songhay. Après il y a eu la redistribution des terres agraires, on a enlevé aux Touaregs des terres. Avant même Gandakoy, en 1993, les Kel Séréré ont eu des problèmes. Actuellement, on passe à un stade supérieur : il faut vider de force les Touaregs de leur territoire et l'investir.

Beaucoup de gens voient dans l'organisation traditionnelle des Touaregs une forme archaïque. Ces gens sont dans la continuité de la pensée des Etats. Ce sont les relais des Etats. Non seulement ils pensent mais ils agissent. Je ne sais pas s'ils sont conscients ou inconscients. Mais c'est grave, même quand on joue le jeu sans le savoir.

 

La pression des Etats et la scission des fronts

Au début le projet politique des mouvements, c'était de reprendre le combat pour que les Touaregs reprennent leur destin en main. C'était le temps où c'était secret, jusqu'en 1981 où on est sorti de la clandestinité vis-à-vis de la société. Alors, c'est devenu visible et c'est devenu aussi un enjeu pour beaucoup d'Etats où il y avait des Touaregs, mais aussi parce que l'Algérie essayait de contrôler cela pour diverses raisons Dès 1983, en Algérie, il y a eu un courant qui est apparu, en disant que la Libye était loin, de toute façon, ils ne pourraient rien nous faire, les Algériens étaient d'accord pour nous aider, mais à condition qu'on rompe avec la Libye.

La majorité des chefs de mouvement qui étaient en Libye étaient des Ifoghas. Du coup, on développe un discours qui dit que les Ifoghas ne sont pas des Touaregs, ce sont des chorfas, ils sont originaires du Maroc et ils n'ont aucun droit chez les Touaregs, il faut qu'ils repartent chez eux, la terre de l'Adagh appartient aux Idnan, aux Taghat Mellet, aux imghad (tributaires). Donc, ils ne peuvent pas non plus s'approprier la lutte. S'ils ne veulent pas céder, il faut en finir avec eux d'abord. C'est à partir de ce moment-là qu'il y a eu tous les emprisonnements des Ifoghas au niveau de Tamanrasset. Ensuite, beaucoup d'autres groupes ont investi le problème, les Ishamanamas, les Iwellemmeden, tout le monde Mais il y a aussi des gens qui n'ont pas cédé à ce discours. Alors ça n'a pas marché et l'Algérie a emprisonné les gens mêmes qui véhiculaient cette idée pour les griller politiquement. C'était en 1989. Juste après il y a eu la révolution en 1990. Quand il y a eu l'éclatement, cette idée était dépassée.

Il y avait eu deux projets en confrontation : celui de mener un combat pour l'ensemble touareg à partir de la Libye où les Touaregs avaient plus de possibilités pour s'entraîner et acquérir une formation militaire, et un autre qui disait que tout le monde est égal, mais à condition que les Ifoghas soient en dehors du problème. C'est le premier courant qui l'a emporté et a permis de résister aussi aux pressions de la Libye avec son idéologie panarabiste. A partir des Accords de Tamanrasset en 1991, en Algérie, ce même discours a été repris disant que les Ifoghas voulaient s'emparer de la révolution. On a créé des dissidences avec les Idnan, Taghat Mellet, imghad face aux Ifoghas. On a fait des pressions sur Iyad pour qu'il démissionne, il n'a pas voulu, alors on a créé l'ARLA (Armée révolutionnaire de libération de l'Azawad).

A partir de ce moment-là, tous les Touaregs ne se retrouvent plus dans ces deux projets. Il y a aussi un autre courant qui apparaît, celui des Ishamanamas et les autres groupes qui disent "cela ne nous concerne pas, il faut privilégier la lutte pour la nation touarègue". Mais en même temps, à partir des dissensions de l'ARLA, il y a eu l'éclatement : les imghad (tributaires) ont poussé l'idée plus loin en disant aux autres : "Vous dites que les Ifoghas nous ont toujours dominés, mais en fait vous n'êtes pas différents d'eux parce que vous aussi vous avez eu des tributaires." Alors, les Idnan, et ensuite les Taghat Mellet, se sont retirés de l'ARLA et ont essayé de rejoindre le MPA qui a refusé. Le MPA a toujours essayé de maintenir l'image qu'il est un mouvement qui regroupe différentes catégories sociales. Donc ce n'est pas parce que vous êtes nobles, ont-ils dit, que l'on va tout naturellement vous accueillir.


Suzerains/tributaires : l'invention d'un schéma bipolaire

En juillet-août 1993, il y a eu des réunions, des tentatives des Idnan et des Taghat Mellet pour rejoindre le MPA qui n'ont pas marché. Donc, il y a alors une bipolarisation qu'on est en train d'imposer : d'un côté les illelan (suzerains) et de l'autre les imghad (tributaires). Mais en même temps il y a des gens qui continuent d'espérer dans le projet initial de libérer les Touaregs et ces gens-là avaient peur qu'il y ait un affrontement entre les Touaregs qui fasse abandonner le projet initial, ce projet c'était tumast. A la limite, il y a des gens qui admettaient qu'il y ait plusieurs fronts, mais il fallait que ce soit l'expression de divergences d'opinion au sein d'un ensemble et d'un projet politique plus vaste comme tumast. Et ces gens étaient aussi bien au sein de l'ARLA que du MPA ou du FPLA, ou en dehors. Ils tenaient ce discours parce qu'ils l'avaient toujours tenu.

Mais les choses se sont exacerbées. Nous sommes arrivés au pire, c'est-à-dire à l'affrontement des forces qui se trouvaient ensemble sur le terrain et, à cause de l'exacerbation de ce schéma poussé à l'extrême, à la radicalisation des imghad : à partir de là, il faut valoriser les imghad en tant qu'imghad, il n'est pas question d'effacer les catégories sociales, ellelu ("fait de se comporter noblement") n'est plus le discours de tous les Touaregs quelles que soient leur origine et leur catégorie, il s'agit maintenant des Ifoghas qui sont nobles et des imghad (tributaires) qui doivent valoriser leur appellation et se débarrasser de tout le complexe qu'elle implique.

Les iklan (esclaves), ighawellen (affranchis), ibugheliten ("mélangés") ont été marginalisés à partir du moment où on a tout réduit à l'opposition illelan et imghad. Au moment où il s'agissait de ellelu ou de temujagha, c'est-à-dire de la réhabilitation du peuple touareg face aux Etats, ils étaient partie prenante. Il y avait tout le monde. Mais quand c'est devenu temaghada (fait d'être tributaire) et ellelu (fait d'être noble), entre ces deux catégories, ils ont mal vu leur place. Cela a évacué tous ceux qui n'étaient pas là-dedans. Donc ils se sont retrouvés en marge.

Cette idée a été diffusée par les "intellectuels", les idéologues des mouvements, les maîtres penseurs qui avaient besoin de se faire une place. Les chefs militaires, certains d'entre eux, ont investi ce schéma plus tard, mais ils étaient toujours les moins chauds pour ce schéma. Il ne venait pas des combattants.

Les iklan (esclaves), ighawellen (affranchis), ibughelliten ("mélangés") ont investi le MPA parce que pour eux c'était le plus proche du projet initial. Ils disent que ce n'est pas un mouvement raciste, c'est un mouvement qui est proche de ce qu'on voulait avoir comme modèle pour la société touarègue. La mort de Billal Salem les a plus encore rapprochés du MPA, car c'est ce mouvement qui a dénoncé cette injustice.

En fait, la Libye a été loin avec les Touaregs puisqu'elle est allée jusqu'à les former militairement. Donc, c'était dangereux. Il fallait arrêter ce mouvement. Il s'agissait de trouver un moyen. Comme les Ifoghas étaient en Libye, on a inventé ce discours des Ifoghas contre toutes les autres tribus. Après, le discours a été adapté en fonction des circonstances.

L'objectif général des Etats reste de diviser. Dans ce cas particulier, le discours tenu au début - un discours accrocheur parce qu'il s'appuie sur les traditions orales mêmes des Ifoghas - avait pour mobile d'empêcher la Libye d'avoir une quelconque influence sur le mouvement touareg. L'alternative proposée à la place de la Libye était l'Algérie : cela nous fait donc penser que c'était l'uvre de l'Algérie.

 

Ellelu/tamegheda : la théorie prolétarienne au service des Etats

Ellelu a deux niveaux d'interprétation : au sens de noblesse, le terme s'oppose à imghad (tributaires) ; sur le plan de la tumast (nation), cela concerne tous les hommes libres par les agissements, la manière de se comporter. Ellelu est le contraire de ettukrish, qui désigne le fait d'être possédé, d'être sous tutelle

Les imghad sont les gens qui se situent sur le plan traditionnel au-dessous des illelan, mais au-dessus de toutes les autres catégories : inhaden (artisans), ibughelliten ("mélangés"), iklan (esclaves)

Actuellement, ceux qui se réclament de la temaghada (fait d'être tributaire et de se comporter comme tel) veulent inverser les valeurs. Ils agissent méthodiquement. Il faut frapper la tête, l'élite, ceux qui ont le pouvoir d'agir.

Normalement, chez les combattants, au début, les gens ne reconnaissaient pas les chefs "traditionnels" parce que pour eux c'étaient des relais du pouvoir. D'ailleurs, je me souviens que la première tentative de médiation a commencé par les chefs traditionnels. Ils sont venus chez les combattants, avant la signature des premiers accords, et là on leur a interdit l'accès, on leur a dit "on ne veut pas de vous, ce n'est pas avec vous qu'on se bat, on se bat avec le Mali, donc si on doit négocier, c'est avec le Mali, pas avec vous". Ils les ont chassés.

En fait, dans la société traditionnelle, n'importe qui, et même un esclave, peut être elleli : on dit akli n ellelu si un esclave a agi d'une manière noble. Il y a ce dicton qui dit : igi ay s-illellan, "c'est l'acte qui anoblit"

Donc il y a tout un canevas de critères et de valeurs que l'on doit respecter. Si on les respecte, on est elleli. Théoriquement, c'est comme cela. Avant les dissidences on allait vers cette idée.

Au moment de la lutte donc, on ne parlait pas de tamaghada. On estimait que l'émancipation, en fait l'image de ellelu (liberté, dignité, noblesse) - les Touaregs se battent pour ellelu - doit s'opposer au régime oppresseur. Ellelu, c'est donc les valeurs et les agissements de chacun, c'est sa manière de vivre, c'est sa bravoure : les combattants incarnaient sur ce plan-là l'un des critères de ellelu, c'est-à-dire le brave qui combat pour sa nation, pour son honneur. Parmi les combattants, il n'a jamais été question d'imushagh, illelan, imghad parce qu'ils combattaient tous pour la dignité de l'homme. Même dans la société traditionnelle, c'était la même idée, car les gens ont souffert ensemble. La domination des illelan sur les imghad de toute façon est apparue dépassée, cela n'avait plus sa raison d'être. Les imghad ne donnaient plus la tiwsé (tribut) aux illelan. Tout le monde donnait quelque chose à l'Etat. Les imghad à côté des illelan dans les guerres défendaient la même chose. Leurs enfants sont allés les venger ensemble. C'était comme ça au début.

Cette idée a été travaillée : d'abord par les Etats en particulier en 1986 où ils les ont utilisés les uns contre les autres, et dès la signature des premiers accords, où cette idée a ressurgi. Car, au moment fort de la révolution, ces gens-là s'étaient carrément effacés, c'est la négociation qui leur a permis de se manifester à nouveau et de reprendre leur projet. Deux jours après les Accords, on les a trouvés en train de se réunir et c'est là que cette idée qui avait été évacuée a été reprise. Ils n'en étaient d'ailleurs pas les initiateurs, ce sont les Etats qui les ont initiés. Au moment où les Etats n'avaient plus d'emprise sur le mouvement, en pleine guérilla, les gens qui ont véhiculé ces pensées ont été écartés. Mais au moment où les Etats ont repris l'initiative en négociant, ces gens-là se sont mis de nouveau sur le devant de la scène, ont repris leur travail et c'est là qu'il y a eu des dissidences, des clans.

Je n'ai pas de preuves pour dire qu'actuellement les Etats continuent d'alimenter les dissensions, mais je dis que ce sont les Etats qui les ont initiées au départ, directement en intervenant auprès des acteurs, en les formant spécialement.

 

Les Textes