Presentation

Autour d'une question

Les Textes

La "question" touaregue

L'argument du particularisme touareg

Arrêt sur image

Schizophrénie

Bandits et démocrates

Les voix de l'ombre

La révolution

Les scissions de la résistance armée

Taxi de la liberté

Introduction

 

 

 

Bandits et démocrates

Comment interpréter ce double langage et comment analyser la disparition - vérifiable - de milliers de civils touaregs et maures depuis 1990 ? S'agit-il de "bavures" qui échapperaient aux autorités dans ce cas pourquoi ne sont-elles pas sanctionnées ? ou, au contraire, cette répétition de violences à l'égard de civils fait-elle véritablement partie d'une logique et d'un programme politiques ?

La lecture comparée de documents émanant des autorités gouvernementales, d'articles de la presse malienne, nigérienne et internationale, et enfin des manifestes de la milice songhay Gandakoy met en évidence certains principes communs qui structurent le discours dominant sur la question des Touaregs.

Le premier postulat affiché est qu' "il n'y a jamais eu un monde touareg uni, ni politiquement, ni économiquement, comme l'exprime entre autres l'historien nigérien D. Hamani (Niyya, n°4, avril 1994, Niamey, p.8) dans un texte repris par le Document de base du Gouvernement du Niger pour servir aux négociations avec la rébellion (avril 94). Le corollaire de cette appréciation est que les nomades n'auraient par définition aucun "territoire". Ils seraient des "hommes de nulle part", comme le formule par exemple l'hebdomadaire Jeune Afrique du 28 juillet 1994, reprenant à son compte la confusion si fréquente entre nomadisme et errance.

Ces thèses, particulièrement à l'honneur depuis la naissance des fronts armés touaregs, sont largement utilisées par les autorités politiques pour prouver le caractère "illégitime", "irrecevable", "inacceptable", des revendications autonomistes exprimées au nom de la communauté touarègue. Cette perspective prive de tout sens politique les mouvements de rébellion en les réduisant à des "actions isolées et libertaires" suivant un schéma largement en usage à l'ère coloniale.

Développés par les miliciens Gandakoy, qui se sont autoproclamés "Maîtres de la terre", ces principes vont s'exprimer ainsi : "Les nomades du Nord sont des peuplades errantes, sans patrie, sans Etat, venues du désert en tribus minuscules." La solution est alors de les ramener à leur état initial : "Peuplades errantes ils étaient, peuplades errantes ils resteront" en passant à l'acte : "Balayons toute présence nomade de nos villes et villages, de nos terres même incultes Refoulons les nomades dans les sables de l'Azaouad Organisez-vous, Armez-vous, Levons l'armée du peuple qui seule peut abattre l'ennemi" (La Voix du Nord, n°0, non daté).

Sous-jacent à ces thèses, se profile le dogme évolutionniste selon lequel les nomades représentent un stade primitif du développement de l'humanité, qui se caractérise par une série de "manques" : manque de rationalité économique, manque d'organisation politique, manque de "conscience politique", manque d'unité et d'homogénéité, manque d'idée de "nation", manque de "civisme", manque de "civilisation"

Symboles mêmes de la barbarie, les Touaregs sont ainsi présentés comme des "esclavagistes". Cet argument, qui a servi notamment à pourvoir l'entreprise coloniale d'une légitimité "humanitaire", est largement repris aujourd'hui au sujet des Touaregs et des Maures, au prix d'une amnésie gommant l'esclavagisme des sociétés voisines - Songhay, Peul, Bambara, Haoussa. - comme de la majorité des sociétés africaines, qu'elles soient nomades ou sédentaires. Cette accusation sélective va permettre de rationaliser et de justifier les violences contre les Touaregs et les Maures.

Dans le langage de la milice, qui assimile "rebelle", "bandit" et "touareg", le discours devient : "Les rebelles-bandits armés sont des racistes, des esclavagistes. Le banditisme est l'état normal d'un tamachek. Ils sont un corps étranger dans le tissu social" (La Voix du Nord, n°0).

Cette rhétorique reprend largement les arguments développés au début du siècle par l'occupant français en butte à la résistance touarègue. Par exemple, le commandant Bétrix en 1908 dans son plan de "Pénétration touareg" définit les Touaregs comme "une race qui est une non-valeur sociale". Dans le Rapport politique du Cercle d'Agadez de septembre 1916, on peut lire également que "les Touaregs n'ont pas plus de raison d'exister que n'en avaient jadis les Peaux-Rouges. Malheureusement, le climat du désert et l'être fantastique qu'est le chameau nous créent des obstacles que n'o nt pas connus les Américains."

Ainsi, dans le sillage des discours et des pratiques coloniales d'il y a près d'un siècle, s'est banalisée aujourd'hui une idéologie nationaliste et raciste, qui reprend envers les Touaregs tous les poncifs servant à stigmatiser l'ennemi de la nation. L'analogie est trop frappante pour ne pas être soulignée entre ce schéma et celui du portrait du juif errant, apatride, transnational, agent des puissances étrangères, prédateur, voleur, asocial, génétiquement taré, élaboré par l'antisémitisme européen.

Soulignons que cette propagande populiste s'adresse à un électorat frustré par la crise économique, politique et sociale et par la faillite actuelle de ces Etats où les militaires prennent de plus en plus de poids dans la gestion du pays. Le coup d'Etat militaire survenu au Niger en février 1996 ne fait, de ce point de vue, qu'entériner un état de fait.

La perspective évolutionniste, enfin, sert à légitimer les violences contre les "ennemis du progrès", en développant l'idée, à la façon de Spencer, du passage d'un état incohérent, indéfini, primitif (le nomadisme, le tribalisme) à un état cohérent, défini et évolué (la sédentarisation, l'Etat-nation).

Dans un recours abusif au langage "démocratique", des notions telles que "pouvoir d'Etat/légitimité/démocratie/égalité/modernité/sédentarité" sont autoritairement amalgamées et opposées à la série "rébellion/hors la loi/féodalisme/tribalisme/esclavagisme/archaïsme/nomadisme".

Sur ce terreau s'érige une véritable doctrine de la violence, qui justifie le recours à la terreur, pratiqué par l'armée et les milices. Enfin, au niveau de l'opinion publique internationale, la répression contre la population touarègue en vient à paraître légitime .