Presentation

Autour d'une question

Les Textes

La "question" touaregue

L'argument du particularisme touareg

Arrêt sur image

Schizophrénie

Bandits et démocrates

Les voix de l'ombre

La révolution

Les scissions de la résistance armée

Taxi de la liberté

Introduction

 

 

 

Les voix de l'ombre

L'idée de ce livre est née précisément de la distorsion observée entre les commentaires publiés depuis l'insurrection touarègue de 1990 par les grands organes de diffusion médiatique et, par ailleurs, les points de vue des autres acteurs sociaux concernés, ceux qui n'ont pas trouvé le moyen de faire entendre leur opinion au monde extérieur. L'histoire ne peut se construire, comme l'écrivait l'ethnologue américaine Lina Brock (1990 : 72), qu'en "rassemblant les récits qui représentent des prises de position importantes dans une société donnée - (ou dans les) différentes sociétés en présence -" afin d'" entendre non pas une seule voix mais la conversation à laquelle ces voix prennent part". C'est dans ce sens qu'il nous a paru indispensable de rendre compte des différents points de vue occultés par les discours autorisés et de mettre en relation ces versions discordantes des faits. Seule une vision plurielle de la situation peut permettre de comprendre la complexité des événements et le processus qui a conduit à leur émergence. La rébellion ne fut que l'une des formes multiples de rejet d'un ordre établi, jugé oppressif et exterminateur. Si son apparition sur la scène publique a pu paraître soudaine, elle était en fait prévisible de longue date et les principes qui l'animaient étaient parfaitement connus, du moins pour qui avait su prêter l'oreille aux voix de l'ombre venues des replis de la réalité vécue (voir par exemple Ethnies 1987, n°6-7, pp. 14-19).

Les témoignages recueillis ont été pour les uns enregistrés avant le déclenchement de la lutte armée, la plupart en pays touareg, et pour les autres après le début des hostilités, auprès de Touaregs de régions variées qui se trouvaient en exil. Ils illustrent des courants stratégiques et politiques différents, les uns pensant que la lutte armée est la seule alternative de survie, les autres ayant opté pour des solutions négociées . Tous posent la question lancinante du devenir touareg dans la modernité, de la transformation des rôles et des définitions de soi au sein des Etats africains. Chaque récit exprime à sa manière une douleur immense et morbide, la douleur de disparaître de l'humanité, d'en être rayé à tout jamais car la menace touche non pas des individus isolés mais l'ensemble de la communauté ; la douleur de se voir nié, dénigré, piétiné et d'assister impuissant à sa condamnation et à sa perte sans pouvoir réagir, sans trouver aucun témoin ni aucun écho ; la douleur du silence et de l'indifférence des autres devant l'injustice ; la douleur de se retrouver seul dans le gâchis et la dépossession de soi.

Le viol colonial est ressenti comme le point de départ de cette anomie. Le réquisitoire contre l'ordre mis en place par la France est rédhibitoire et cette position critique apparaît profondément ancrée dans l'opinion touarègue, marquée de manière indélébile par la violence de la conquête et de l'occupation française que la situation actuelle ne ferait que prolonger. Le thème du pays déchiqueté, de la nation piétinée, de la liberté confisquée parcourt la plupart des discours.

La divergence des points de vue intervient sur la façon d'envisager des solutions d'existence et de survie. Une ligne de fracture assez nette se dessine entre les conceptions des Touaregs de l'arrière-pays, ancrés dans leur mode de vie et leurs références, et ceux que l'on peut appeler les scolarisés urbanisés.

Qu'ils soient âgés ou plus jeunes, les premiers, pour restaurer "la trame déchirée" du Sahel, inscrivent leur réflexion dans un cadre trans-étatique, se référant à une Afrique des nations davantage qu'à une Afrique des Etats. Dans leurs discours en effet revient en leitmotiv l'image de la mise en lambeaux des déserts qu'il faudra bien un jour raccommoder. Les fibres nourricières qui ont été rompues ne reliaient pas seulement les familles, les tribus et les confédérations touarègues ; elles concernaient également les communautés voisines impliquées dans des réseaux d'échanges politiques, économiques, sociaux et culturels vitaux pour toutes les parties concernées. C'est ainsi que les Songhay, les Maures, les Haoussa qui gravitaient autour du monde touareg, sont souvent inclus dans l'idée de la communauté et du pays à rebâtir. De même, dans leurs propos, les Kounta de l'Azawad, dont le groupe était placé dans l'orbite politique des Touaregs de l'Ouest, agrègent leur destin au sort de ces derniers en se définissant comme "les Maures des Touaregs" (Araben win Kel Tamashaq).

Ce courant de pensée se prononce pour un projet fédéraliste large, qui pourrait englober tous les micro-Etats saharo-sahéliens. Il critique le modèle de l'Etat centralisé qui, au lieu de lier les sociétés en présence, les a morcelées, isolées et dressées les unes contre les autres. Il dénonce l'hypocrisie de la réorganisation du monde qui, au nom de principes généreux comme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, a éliminé ces peuples de la scène politique et les a privés du droit de vivre décemment et même d'assurer leur simple survie. Il remet en cause la légitimité de ces Etats qui n'ont retenu du schéma démocratique occidental que des formes sans contenu et ont conduit leurs populations à une faillite sociale et une misère économique sans précédents.

Instrumentalisant les catégories de l'ordre politique actuel où seuls les peuples dotés d'un Etat ont le droit à l'existence, certains éprouvent la nécessité de se tourner vers la revendication indépendantiste en la considérant comme une étape qui saura au moins empêcher la disparition physique des Touaregs.

Enfin, ceux qui ont intériorisé la grille de lecture fournie par les écoles françaises ou arabes, acceptent le découpage et la nouvelle géographie politique, réclamant une part équitable au sein des Etats-nations. Dans une attitude fréquente d'autodépréciation, ils portent généralement un regard dévalorisant sur leur société, jugée archaïque. Aux modèles alternatifs proposés par les plus radicaux, ceux-ci opposent des solutions d'autonomie régionale à l'intérieur des Etats constitués. Tout en étant conscients des problèmes dénoncés par les autres courants politiques, ils défendent des positions qu'ils estiment plus réalistes en misant sur la nécessité de transformer les Touaregs par rapport à un environnement politique, économique et social qui a changé et s'est rétréci.

Ces attitudes contrastées renvoient bien sûr à des conceptions différentes du "progrès", vu dans le dernier cas comme le résultat d'emprunts aux sociétés hégémoniques modernes ou, au contraire, dans l'autre perspective, comme un travail constant des groupes humains sur eux-mêmes dans une dynamique qui s'impose à tout organisme en interaction avec son milieu.

Dans tous les contextes, une conviction est partagée : les Touaregs sont aujourd'hui dans l'impasse. Marginalisés dans l'ensemble des Etats où ils ont été répartis, ils n'ont jamais pu trouver un mode d'insertion convenable dans le nouvel ordre africain où toute forme d'altérité et de pluralité a été combattue en tant que ferment de déstabilisation. C'est pourquoi ils pensent que seules la lutte et la résistance, qu'elles se réalisent ou non sur le terrain militaire, permettront d'obtenir des changements susceptibles de sortir la communauté de son état moribond : "Je préfère mourir en luttant plutôt que mourir de paludisme", dit l'un des signataires du Pacte national au Mali.

Ces visions différentes se retrouvent dans la conception de la communauté d'appartenance la plus large, temust (ou tumast selon les parlers). Pour les uns, cet être collectif associé à une organisation socio-politique, économique et territoriale concerne l'ensemble touareg, appelé temust n imajaghen et articulé sur le mode confédéral autour des cinq grands pôles politiques, à la fois pairs et rivaux, que représentaient l'Ajjer, l'Ahaggar, l'Aïr, la Tademekat et la Tagaraygarayt (appelée aussi Azawagh) . C'est au nom de la temust n imajaghen, expression que l'on peut traduire par "nation des Touaregs" ­ dans le sens de groupe humain qui se caractérise par la conscience de son affinité et de son unité et la volonté de vivre en commun ­ que s'est menée au début du siècle la lutte contre l'occupation coloniale.

Il est vrai que les soulèvements touaregs ont été systématiquement ramenés dans les discours historiques extérieurs à des motifs économiques (sécheresse, misère, impôts) ou à des réactions féodales contre le nouvel ordre ­ colonial ou post-colonial ­ toujours présenté par les dominants comme émancipatoire. Au contraire, du point de vue endogène, ces insurrections se fondent d'abord sur des raisons politiques de défense de la communauté élargie, considérée comme menacée dans son ensemble dès l'instant où certains de ses piliers sont anéantis, car comme le dit la philosophie touarègue : sans alter ego, pas d'existence. Ainsi, pendant l'occupation française, il s'agissait de protéger et de restaurer la nation et le pays, tous deux conçus non pas comme des espaces d'exclusion mais comme des "abris" ouverts sur l'extérieur, charpentés d'éléments pluriels et complémentaires, eux-mêmes chaînons d'un maillage plus large. Qu'un piquet disparaisse et c'est l'équilibre du tout qui est rompu. C'est en ces termes que Kaosen, chef de la guerre de 1916 contre l'occupation française, haranguait les combattants : "Pas de repos pour nous tant que l'ennemi est baraqué sur notre terre. Luttons jusqu'à ce que l'envahisseur quitte notre pays et s'éloigne aussi des sociétés voisines de la nôtre." En effet, dans l'environnement rude de l'aire saharo-sahélienne, il est impensable qu'une société subsiste sans être incluse dans les larges réseaux d'échange qui relient et irriguent l'espace intercommunautaire. Le rétrécissement de la référence identitaire va aller de pair avec le morcellement administratif et politique de ce monde par des autorités qui lui appliquent leur idéologie particulière de l'organisation tribale.

A la différence des anciens ou des personnes issues des milieux politiques qui étaient autrefois en charge des relations interconfédérales et internationales, certains jeunes Touaregs nés après la fragmentation étatique de leur monde et, en particulier, les scolarisés, se réfèrent à des horizons plus étroits, qui se limitent à leur confédération, à leur région ou aux territoires clôturés par les frontières nées de la décolonisation. La découverte d'une communauté d'identification plus large leur serait apparue dans l'exil, en rencontrant des Touaregs venus d'autres pays, comme l'évoque plus loin Akli.