Presentation

Autour d'une question

Les Textes

La "question" touaregue

L'argument du particularisme touareg

Arrêt sur image

Schizophrénie

Bandits et démocrates

Les voix de l'ombre

La révolution

Les scissions de la résistance armée

Taxi de la liberté

Introduction

 

 

 

Les scissions de la résistance armée

Les combattants ishumar ont scandé les étapes de la résistance en chantant l'amour et la nostalgie du pays et de la nation, la volonté farouche de les reconstruire, la dureté de l'exil, la souffrance de laisser en arrière les vieillards, les femmes et les enfants en proie à "la domination qui blesse l'âme", l'image héroïque du guerrier moderne monté sur une Toyota et armé d'un kalachnikov Mais dans ces poèmes, s'est également exprimée avec insistance une opposition douloureuse entre, d'une part, le désir de "bâtir la nation et le pays" et, d'autre part, le constat de la division actuelle des fronts armés et des rivalités individuelles : "entre vous, vous ne vous aimez pas" est un reproche fréquemment formulé.

Les observateurs extérieurs, fidèles à la dichotomie entre ordre lignager et ordre politique, ont ramené ces dissensions à deux causes essentielles : le désordre tribal et la confluence contradictoire entre des projets de société incompatibles (l'un, hiérarchique et aristocratique, ancré dans le passé autochtone, l'autre, égalitaire et démocratique, ouvert sur la modernité occidentale).

Au contraire, les témoignages des intéressés mettent en scène l'influence d'autres protagonistes : les Etats, montrant combien leur intervention a été déterminante pour remodeler le but initial de la lutte et diviser le mouvement de résistance.

En fait, loin d'être conjoncturel et spontané, le projet de révolution apparaît construit de longue date. A partir des années 1975, un réseau secret de résistance est créé à travers tout le pays touareg. Dans les années 1980, l'enrôlement des militants s'élargit et beaucoup de jeunes gens recrutés au Niger, au Mali et en Haute-Volta, partent se former militairement en Libye. Sorti de la clandestinité vis-à-vis de la société touarègue, le réseau, désormais apparent, devient également un enjeu politique important pour les différents Etats qui cherchent à endiguer et à canaliser à leur profit ce mouvement contestataire.

Dès 1981, la Libye remet en cause l'idée de la libération d'un pays touareg trans-étatique et impose la division entre Touaregs du Niger et Touaregs du Mali. En 1983, un nouveau courant émerge qui se targue de bénéficier du soutien algérien à la condition de rompre avec la Libye. Or, la majorité des chefs politiques touaregs de l'ouest qui sont en Libye sont des Ifoghas. C'est de là que date la campagne anti-Ifoghas, lancée d'Algérie. Selon les arguments xénophobes classiques, les Ifoghas sont taxés d'"étrangers", venus du Maroc, et accusés de chercher à accaparer la rébellion touarègue pour s'emparer d'un pays qui en fait ne serait pas le leur. Le mot d'ordre "tous contre les Ifoghas" se métamorphosera quelques années plus tard en une nouvelle fracture empruntée cette fois au registre de la lutte des classes : l'opposition entre suzerains et tributaires. Les autres groupes nobles de l'Adagh, c'est-à-dire les Idnan et les Taghat Mellet, devront alors se retirer du front dissident qui va s'organiser autour de deux critères : le fait d'appartenir à la catégorie sociale des imghad (tributaires) et la volonté d'inverser la hiérarchie. "A mort les aristocrates" devient le nouveau slogan plaqué sur une réalité touarègue infiniment plus complexe. Du même coup, les membres des autres catégories sociales de l'ordre hiérarchique ancien : artisans, religieux, esclaves, affranchis, engagés dans la lutte pour la "nation" dont ils se sentaient partie prenante, ne se retrouveront plus dans ce schéma dualiste. Le chaos s'installe, pour le plus grand bien de la politique étatique.

La thèse "prolétarienne" sera diffusée par les scolarisés, cible facile des Etats qui les ont formés et largement utilisés comme des relais de leur pouvoir. Inactifs et impuissants au moment des affrontements militaires, ces derniers vont arriver sur la scène politique grâce aux accords, traduisant dans un langage acceptable par les Etats les revendications des fronts armés.

Des inventions conceptuelles sont alors promues : les termes qui laisseraient soupçonner l'existence d'une entité touarègue, comme l'appellation identitaire par excellence de imajaghen ­ qui désigne à la fois les "Touaregs", quelle que soit leur catégorie sociale, et les "nobles" ­ sont amputés des significations gênantes pour la politique des Etats. La langue devient l'unique trait commun reconnu aux Touaregs, d'où l'extraordinaire campagne de lancement de l'appellation utilisée à l'ouest de Kel tamashaq, signifiant les "touarégophones", qui devient le seul terme autorisé pour les désigner. D'autres notions sont créées sur des schémas politiquement porteurs pour la sensibilité politique "moderne", c'est-à-dire occidentale, opposant peuple et aristocrates, démocrates et féodaux, progressistes et réactionnaires : ainsi émerge en 1993 le concept de temaghada, "fait d'être tributaire", qui devient l'opposé de temujagha ou ellelu, dont le sens est réduit au seul "fait d'être noble".

La sémantique politique est alors en plein essor, prise en main non seulement par les Etats mais également par des ethnologues et des experts occidentaux sous contrat qui se font les propagandistes actifs de l'ordre établi.


Travaillée à la fois par la logique politique des Etats, unanimes pour éradiquer tout danger indépendantiste touareg, et, en même temps, prise dans les rivalités inter-étatiques, la résistance touarègue subit d'énormes pressions. Aux moyens logistiques et matériels de persuasion (armes, véhicules, argent) s'ajoutent des manipulations idéologiques variées qui ont cherché à diviser les Touaregs selon des critères divers d'appartenance étatique, tribale, hiérarchique, raciale, ou en opposant l'élite que constitueraient les scolarisés aux autres qui seraient "primitifs".

Oscillant entre des rapports tantôt de collaboration - pour se prémunir du danger touareg -, tantôt de rivalité hégémonique, les Etats les plus actifs comme la Libye, l'Algérie, la France, la Mauritanie ont chacun modelé leur candidat. Le Mali et le Niger ont armé des milices dites d'"autodéfense" (songhay au Mali et arabe au Niger), attisant la haine raciale, tandis que les médias faisaient largement écho aux thèses xénophobes négrafricanistes prônant l'extermination des "blancs" (dont feraient partie les Touaregs), qui seraient intrinsèquement mauvais au contraire des "noirs" porteurs des seuls "gènes positifs" de l'humanité.

Ces ingérences politiques massives, musclées et corruptrices des Etats ont contribué à déstructurer encore plus un terrain social déjà miné. Le résultat en est la transformation rapide des chefs de guerre en mercenaires, la scission des mouvements de lutte fondée davantage sur des intérêts individuels que des projets politiques, la tribalisation progressive des fronts armés, l'abandon du projet initial de libération du peuple touareg, qui aurait débouché sur des revendications indépendantistes, la coupure entre les aspirations des combattants et celles des scolarisés qui ont négocié des accords d'ailleurs jamais appliqués, l'incessante émergence de courants dissidents, l'absence de crédibilité et d'autorité morale des "chefs", le massacre impuni des civils par les militaires dans l'indifférence générale, la rupture entre le peuple et les fronts armés. Mais comme le disait l'un des combattants : "le peuple n'a pas encore dit son mot" et, bien que dépouillé, épuisé, décimé par les raids de l'armée et des milices, balayé par la misère et la famine, chassé de son pays, enfermé dans l'exil, à genoux, il pense, plus que jamais, que justice devra un jour lui être rendue.